PIRANÈSE

PIRANÈSE
PIRANÈSE

La série des Prisons (Invenzioni di carceri ) de Piranèse, publiée en 1745, puis rééditée en 1760, a valu à son auteur une célébrité durable. Les premiers, les Anglais, néo-classiques et néo-gothiques, se sont enthousiasmés pour ces œuvres; après Walpole et De Quincey, Hugo, Nodier, Gautier se sont approprié l’univers imaginaire du graveur, attachant son nom à une sorte d’angoissant caprice architectural: des gouffres sans fond, coupés d’escaliers et de ponts vertigineux dont on ne sait où ils mènent.

Cependant, Piranèse, qui s’intitulait lui-même «architecte vénitien», fut aussi archéologue et théoricien. Ce graveur-poète, salué par les préromantiques, joua un rôle déterminant dans le mouvement de retour à l’antique qui marqua la seconde moitié du XVIIIe siècle et dans l’élaboration du style néo-classique.

Cette personnalité contradictoire, impétueuse et changeante, plus apte à la création qu’à la défense soutenue de doctrines définies, et qui influença plusieurs générations d’artistes – essentiellement des architectes anglais et français–, se plie mal aux classifications des historiens.

La jeunesse

Giovanni Battista Piranesi est né à Mestre, en Vénétie. Son père, Angelo, était tailleur de pierre; mais le jeune Piranèse apprit l’architecture chez son oncle maternel Matteo Lucchesi, ingénieur des Eaux. Henri Focillon a longuement analysé le milieu complexe où se formait alors un architecte vénitien: Piranèse passa dans l’atelier de l’érudit Temanza, admirateur convaincu de Palladio, auteur d’un recueil archéologique, Le Antichità di Rimini , puis chez le classique Scalfarotto, mais aussi, comme il était d’usage, dans une bottega de scénographes, les Zucchi, où il apprit la perspective théâtrale. Il pratiqua enfin la peinture, peut-être avec Giambattista Tiepolo.

Passionné d’histoire romaine dès son jeune âge, il put, en 1740, à vingt ans, se joindre à l’escorte de l’ambassadeur de Venise auprès du Saint-Siège. Sa formation s’acheva donc à Rome, auprès des Valeriani pour la perspective, et dans l’atelier de Giuseppe Vasi le Palermitain où il s’initia à la gravure. Vasi gravait avec succès des Vues de Rome et Piranèse se lance dans la carrière des vedutisti et des ruinistes où s’illustrent surtout des peintres, Marco Ricci ou Giovanni Paolo Pannini. Mais la résonance poétique et dramatique des paysages architecturaux de Piranèse, sa science de l’eau-forte qui varie à l’infini les effets des blancs et des noirs (le trait continu est banni au profit des hachures dont le sens est toujours diversifié; le vernis dur qui empêchera l’action de l’acide et ménagera les blancs de la gravure est posé après coup, au pinceau, en touches sensibles) conquerront rapidement le public à ses gravures. Au bout de quelques mois, Piranèse rompt brusquement avec son maître Vasi auquel il reproche, outre son manque de confiance, de lui cacher des secrets de métier. Il s’associe avec son compatriote Polenzani. Tout le jour, il parcourt les ruines antiques, en compagnie du sculpteur Corradini, Vénitien comme lui, ou bien avec des pensionnaires de l’Académie de France dont il est familier, observant, dessinant sans relâche, n’abandonnant les antiques que pour courir aux bibliothèques compléter ses connaissances archéologiques. Cette passion de l’Antiquité, qui ne le quittera plus, le mène à Naples, où il se remet à la peinture avec Luca Giordano et produit quelques bambochades, passées ensuite, affirme Legrand, son ami et biographe, dans la collection des Rezzonico, mais dont on ne sait rien. Il s’abouche surtout avec les premiers explorateurs des ruines d’Herculanum et mûrit encore son projet d’une espèce d’encyclopédie gravée de l’architecture antique. Il sera en mesure de réaliser son rêve lorsque, après un bref retour à Venise en 1744, il revient s’installer à Rome, sur le Corso, où il tient une boutique d’estampes, en face du palais de l’Académie de France, pour le compte de Wagner, marchand-graveur vénitien.

Le graveur des antiquités romaines

Jusqu’à sa mort, Piranèse ne devait plus cesser de dessiner et de graver les œuvres de l’Antiquité, à Rome, dans la campagne romaine où il fouille, surtout à la villa Hadriana. Il collectionne infatigablement les fragments d’architecture, échangeant et marchandant avec Gavin Hamilton ou le cardinal Albani, et, surtout, il commence à publier ses œuvres: son premier recueil gravé, Prima Parte d’architettura (1743), présente un choix de monuments «à l’antique», mais imaginaires, qui témoignent de son admiration pour Rome et pour Palladio plutôt que de scrupules archéologiques. Ce goût pour les restitutions grandioses et la fiction a posteriori lui inspira encore, en 1761, cette gigantesque rêverie qu’est Il Campo Marzo. Les Prisons constituent l’aboutissement le plus neuf de cette méditation «visionnaire» sur le passé. Cependant, dès 1744, les Capricci , d’un «métier blond», sensible et brillant, trahissaient un sentiment nouveau des ruines pittoresques, inspiré sans doute des Inventions de Jean-Laurent Legeay, pensionnaire à l’Académie de France depuis 1738 et dont l’action devait être déterminante sur les jeunes générations d’architectes français. Toutefois, la manière propre de Piranèse s’affirma vite; son dessin exact, qui détaille les appareils et les structures, n’exclut pas l’amplification systématique des proportions, la surenchère de la perspective: Goethe se plaindra que les ruines de Rome ne soient pas à l’échelle des gravures de Piranèse. Mais l’ensemble des planches constitue une sorte de musée imaginaire, accessible à un public accru de voyageurs et d’amateurs, ainsi qu’un prodigieux répertoire de formes pour les artistes. On citera: Opere varie di architetture, prospettive, grotteschi (1750); Trofei di Ottaviano Augusto (1753); Le Antichità romane (1756, recueil dédié à Robert Adam); Le Rovine del castello dell’Acqua Giulia (1761); Lapides capitolini (1762); Le Antichità di Cora (1763); Antichità d’Albano e di Castel Gandolfo (1764); Vedute di Roma (1748-1778, recueil de vues de la Rome antique et moderne); Vasi, candelabri, cippi... (1778). En 1778, année de sa mort, parurent aussi les Différentes Vues de quelques restes de trois grands édifices qui subsistent encore dans l’ancienne ville de Pesto: dix-neuf vues seulement sur vingt et une sont de Piranèse; son fils, Francesco, achèvera l’ouvrage après la mort de son père.

Les gravures de Piranèse, vendues d’abord par Bouchard et Gravier, marchands d’estampes au Corso, furent ensuite éditées par l’auteur. Dès 1750 environ, Piranèse avait quitté le Corso et installé son atelier à la Trinité-des-Monts, strada Felice. Ses gravures de Rome étaient fort recherchées des voyageurs et Piranèse dut s’entourer d’artistes qui le secondèrent: Barbault, pensionnaire de l’Académie de France, qui exécutait surtout les figurines de ses gravures; Dolcibene, Girolamo Rossi; puis, à la fin de sa vie, ses enfants Francesco, Angelo et Laura, sa fille, qui gravait aussi, et l’architecte Benedetto Mori qui accompagna Piranèse à Paestum.

L’architecte

Piranèse bénéficiait de la protection des Rezzonico, Vénitiens comme lui. Lorsque l’un d’eux devint pape sous le nom de Clément XIII, la fortune de l’artiste fut à son comble. C’est surtout à la demande des Rezzonico que Piranèse fut requis d’exercer ses talents d’architecte, particulièrement dans les années 1760-1770. Il donna des dessins pour l’aménagement des appartements pontificaux à Monte Cavallo et à Castel Gandolfo et il médita un projet d’esprit borrominien – non exécuté – pour une nouvelle décoration de l’abside de Saint-Jean-de-Latran (dessins à la Pierpont Morgan Library). W. Körte lui attribue, mais sans preuve, la construction d’un palais, no 6-9, via dei Prefetti, G. Fiocco parle de la restauration de San Nicola in Carcere. Mais il est sûrement l’auteur de la restauration du grand prieuré romain des chevaliers de Malte et de son église, SainteMarie-Aventine; il fut aussi l’ordonnateur de la place attenante, devant le prieuré: la stèle, le trophée, l’obélisque y sont les éléments privilégiés de son langage décoratif, antiquisant mais symboliste, qui mêle, au nom de l’ordre de Malte, des rostres et les armes de la colonne Trajane en des alliances inattendues et «pittoresques». Place d’Espagne, on lui devait le décor égyptisant du Café anglais.

Un étrange théoricien

L’imagination de scénographe de Piranèse combinait en des décors bizarres toutes sortes de formes antiques, mais en les affranchissant des règles et des proportions classiques. Cette méthode lui paraissait devoir offrir des possibilités nouvelles à l’architecture. Il a exposé ses opinions dans divers ouvrages théoriques, s’entourant sans doute des conseils des «antiquaires» romains: Bottari, Gori, Guarnacci. Della magnificenza ed architettura de’ Romani parut en 1761. C’est une réponse à l’ouvrage de Le Roy, Les Ruines des plus beaux monuments de la Grèce (1758), où était affirmée la théorie de la primauté artistique des Grecs, véritables inventeurs de la «bonne architecture» et dont les Romains n’auraient été que les vils plagiaires. Piranèse objecte que l’art grec est séduisant, mais capricieux et surtout dépourvu de grandeur, et que, si les ordres venaient de Grèce, l’architecture utilitaire et fonctionnelle avait ses racines dans le sol de l’Italie: égouts, aqueducs, cirques, routes prouvaient amplement la supériorité des architectes et ingénieurs romains et même étrusques. Pierre Jean Mariette releva le défi en 1764 dans la Gazette littéraire de l’Europe : les Étrusques étaient des colons grecs et, à Rome, nombre d’artistes étaient des esclaves ou des affranchis grecs. On s’attendrait à voir rebondir le débat dans le Parere sull’architettura de Piranèse, suivi des Osservazioni sopra la «lettre de M. Mariette» (1765). Mais l’artiste a déplacé la discussion: Protopiro, l’élève, et Didascalo, le maître, s’opposent dans un dialogue. La perfection de l’architecture grecque n’est pas mise en question, mais, tandis que l’élève, rigoriste, reprend les théories de Lodoli en faveur d’une architecture sobre et dépouillée où les ornements ne sont employés que pour souligner les membres essentiels, Didascalo raille la simplicité qui conduit à la copie servile et à l’indigence. Les Romains ont donné libre cours à l’invention décorative et il faut les suivre dans cette voie. Les arts antiques – égyptien, grec, étrusque, romain – offrent d’immenses répertoires de formes propres à stimuler le génie créateur des artistes. Les extraordinaires décorations gravées pour les Diverse Maniere d’adornare i cammini (1769) sont des exemples de l’éclectisme préconisé par Piranèse. À Paestum, cependant, il fut impressionné par le style dorique de Grande-Grèce; les dessins directs et dépouillés qu’il exécuta lors de cet ultime voyage paraissent trahir un revirement dans ses préférences, mais il mourut prématurément à Rome, âgé de cinquante-huit ans.

La fortune de Piranèse

Francesco Piranesi prit la succession à la tête des ateliers paternels, à Rome d’abord, puis à Paris où il ouvrit avec son frère et sa sœur, rue de l’Université, la chalcographie Piranesi Frères. En 1830, les cuivres furent acquis par Firmin Didot et plusieurs éditions virent encore le jour jusqu’en 1839 où les planches revinrent à Rome; elles sont aujourd’hui à la Calcografia nazionale.

Répandues à Paris à l’aube du XIXe siècle, les planches de Piranèse ne furent pas sans influencer les ornemanistes du style Empire qui firent triompher l’égyptomanie. L’espèce de désintégration à laquelle Piranèse, architecte, avait soumis les structures classiques et baroques, l’amalgame hardi de formes empruntées à des civilisations différentes, les recherches systématiques de contrastes d’échelle préparaient les innovations des architectes «révolutionnaires» de France, d’Angleterre et d’Italie. C’est surtout l’artiste visionnaire qui laissa dans les imaginations un ferment vivace: aux États-Unis, l’art de Salisbury Field (1805-1900) est redevable aux rêves et à la mégalomanie de Piranèse.

Piranèse
(Giambattista Piranesi, dit en fr.) (1720 - 1778) architecte et graveur italien. Sa série d'eaux-fortes les Prisons (1750; réédition "poussée au noir", 1760) annonce le romantisme. Autres oeuvres importantes: Vues de Rome (1756), Vues de Paestum (1778).

Encyclopédie Universelle. 2012.

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